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Lost in Vegas

Il y a un client que l’on espère toujours à une table de poker à Las Vegas : le touriste. Ce soir là, il y avait le client parfait : le touriste bourré.
Il était jeune, faisait des erreurs, parlait beaucoup et draguait lourdement la croupière. Deux potes à lui passaient régulièrement, d’abord pour se moquer, ensuite pour lui conseiller de partir tant qu’il était encore positif. Rapidement, il était passé de 100 à environ 600$. Depuis, il redistribuait gentiment tous ses jetons à la table et j’assistais au spectacle depuis près de deux heures sans pouvoir y participer. Puis je reçois enfin une bonne main.
Le déroulement du coup n’a pas vraiment d’importance mais en voulant isoler le mauvais joueur, je me retrouve à jouer tout mon tapis contre un autre joueur que je sais très agressif. AK vs 10-10. Je vois l’As puis un 10 sortir. Sous mes yeux s’échappe un pot de plus de 650$. Cette fois, je ne peux pas dire que c’est un manque de chance, nous étions à 50/50 sur ce coup. La première semaine, j’avais gagné sans trop d’encombre plus de 800$. Ce soir, après 3 semaines difficiles, le manque de réussite était peut-être plus dur à encaisser qu’un autre coup de malchance. J’avais passé 2 heures à côté d’un joueur qui dilapidait son argent en souriant avant de voir le mien s’envoler sur un simple pile ou face. J’ai quitté la table sans un mot. Mon voisin, avec qui une guerre du qui bluffera le mieux l’autre? avait commencé au début du mois, se contenta d’un regard. Hier, il avait vu mes deux paires de rois se faire craquer. On sait tous les deux qu’on ne vient pas ici pour que la partie s’arrête si bêtement et que les mots n’y changeront rien.

Un mois que j’étais là. Je n’avais fait quasiment aucune connaissance. Tout ce que j’avais appris c’était le profil des joueurs réguliers que je retrouvais à la table tous les jours.
J’ai erré jusqu’à l’autre bout du Strip sachant très bien que ce n’était pas ma route. La foule enjouée, les idioties de jeunes bourrés, les racoleurs en tout genre, les conversations de jolies filles dont on espère toujours à tord qu’elles se retourneront sur votre passage, tout ça n’était plus qu’un brouhaha que je ne cherchais pas à comprendre. J’étais transparent. Certains s’isolent pour se retrouver seul. Peut-être devraient-ils essayer de déambuler, perdants, au milieu du désert de Mojave. Toutes ces lumières ne sont que des mirages quand on n’a plus le moral ni un dollar en poche. Et ce n’est certainement pas un ballet de fontaines musicales qui me ferait repasser du côté des vivants.
J’aurais pu simplement aller me coucher après avoir pris un coup mais je prenais mon temps pour le savourer.

fontaines-bellagio-las-vegas

Au fond, je l’attendais cette soirée. Rentrer gentiment en France avec un peu de bénéfice après deux mois à Las Vegas aurait été bien trop fade. J’étais là pour me tester. 4 ans auparavant, on m’avait demandé sur Facebook ce que je ferais en rentrant d’Australie. La réponse était simple, j’avais besoin de projets. Notamment celui là :

Un jour, j’aimerais me retrouver seul à Las Vegas avec un budget poker et la pression de devoir gagner pour continuer de vivre. L’idée de me retrouver broke ne me fait pas peur. J’ai même envie de connaitre ça.

Proche de mon hôtel, je me suis retourné vers les lueurs de la ville et je me suis demandé ce que j’aurais fait ce soir là avec quelques centaines de dollars dans les poches. Probablement rien. Peut-être tenté ma chance au Black Jack ou commandé un cocktail que j’aurais pu avoir gratuitement en jouant. Mon ego aurait juste été rassuré de voir le compteur de mes gains afficher l’équivalent d’un SMIC à la fin du mois plutôt que 500 balles.
4 mois plus tôt, j’étais rentré d’un tour du monde avec l’impression de ne plus avoir d’émotion. Ici, j’étais seul, j’avais pris des coups et je le ressentais. C’était pas le bonheur mais ça voulait dire que j’existais encore. C’était bon à savoir. Je me voyais dans cette rue, à l’écart du Strip, au beau milieu de la nuit, avec de nouveau l’impression de vivre. J’avais envie de me goinfrer de sucreries et de courir sans réfléchir. La station essence, ouverte 24h/24, était là pour me consoler, et la salle de sport de l’hôtel, pour m’épuiser. Pendant mon séjour, j’y ai surtout croisé des vigiles qui se contentaient de vérifier si j’avais bien ma carte de chambre. À 5 heures du matin, j’étais sûr d’être tranquille.

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